Les groupes jihadistes présents au Sahel n’engagent plus constamment leurs hommes en première ligne pour attaquer les ennemis, préférant recourir aux engins explosifs improvisés (EEI) afin de « poursuivre leur stratégie de terreur à moindre frais », soutient Solène Jomier, chargée de recherche au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip).1. Ces dernières années, de nombreuses attaques à l’engin explosif improvisé ont été notées au Sahel central (Mali, Burkina et Niger). Comment expliquez-vous cela ?
Ces armes sont relativement faciles à fabriquer car les composants sont disponibles sur le marché régulier (souvent des biens dits “à double usage”). Ce sont des armes bon marché, avec un rapport qualité/prix avantageux, financièrement abordables pour les groupes terroristes susceptibles de les fabriquer.
Pour confectionner ces armes, il faut cependant avoir à sa disposition l’expertise technique nécessaire. Il y a une dizaine d’années, les groupes terroristes actifs dans le Sahel ne disposaient que de manière marginale de ce type de connaissance. C’est avec l’émergence du conflit libyen et la chute de l’État islamique en Syrie et au Levant (qui a provoqué un exil de combattants vers le continent africain) que cette compétence s’est diffusée au Sahel.
2. Du point de vue stratégique, que représentent les engins explosifs improvisés pour les groupes jihadistes ?
Les engins explosifs improvisés (EEI) sont une façon très simple et abordable pour les groupes terroristes de causer des pertes à leurs ennemis sans pour autant risquer la vie de leurs propres hommes. On est clairement dans un schéma de conflit asymétrique. Ces engins, par leur discrétion et leur relative imprédictibilité, participent à nourrir la stratégie de peur de ces groupes, qui cherchent à instiller un sentiment profond d’insécurité parmi les populations civiles et les forces de sécurité de l’État.
3. Dans l’arsenal des jihadistes, quelle place occupent les engins explosifs improvisés ?
L’introduction de l’expertise en matière de fabrication d’engins explosifs improvisés dans le Sahel a clairement changé la donne sécuritaire. Il y a une dizaine d’années, des groupes comme al-Mourabitoun menaient avant tout des attaques armées avec leurs hommes en première ligne. On citera entre autres la prise d’otages du Radisson Blu à Bamako, au Mali (2015) ou bien l’incident d’In Amenas dans le Sud-Est de l’Algérie (2013).
Aujourd’hui, les engins explosifs improvisés sont devenus le mode opératoire privilégié des groupes jihadistes au Sahel. Moins coûteux en hommes et en matériels que des attaques armées coordonnées, les EEI permettent à ces groupes de poursuivre leur stratégie de terreur à moindre frais. Cette méthode n’est pas exclusive aux groupes jihadistes du Sahel, on la retrouve aussi chez les groupes armés islamistes présents au Moyen-Orient, comme en Irak ou bien en Afghanistan.
Cela traduit aussi le changement d’objectif des groupes terroristes dans la région. Ils n’ont plus l’ambition de contrôler des territoires (comme cela avait été le cas avec le contrôle de Tombouctou en 2012 par exemple), mais de les déstabiliser. Un objectif plus réaliste au regard de leurs capacités, mais tout aussi inquiétant pour l’avenir de la région.
Il ne faut cependant pas mettre au second plan les massacres de civils également commis par les groupes terroristes, en particulier dans la zone du Mali centre et celle des trois frontières (Mali, Burkina et Niger). C’est un mode opératoire de plus en plus fréquent ces trois dernières années, et particulièrement préoccupant.
4. Quel est l’impact des engins explosifs improvisés dans la guerre contre les jihadistes ?
Les engins explosifs improvisés ont mis la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) en difficulté. Depuis sa création en 2013, au moins 177 Casques Bleus (chiffre ONU juillet 2022) sont morts dans des actes malveillants (c’est-à-dire qu’on exclut les morts par accident ou maladie). Cela fait d’elle la mission de maintien de la paix la plus meurtrière pour ses soldats depuis la création des Nations Unies.
Parmi ces 177 morts, au moins 93 ont perdu la vie à cause des engins explosifs improvisés (chiffre de juin 2022). Ces attaques à l’explosif ont également blessé au moins 698 civils et 596 Casques bleus depuis 2013.
Les violences ont connu un pic en 2021 avec la mort de 28 soldats de la paix dans l’explosion d’EEI et autres attaques armées. La mission paie donc un lourd tribut sur le terrain, qu’elle s’attelle à diminuer par d’importants efforts en matière de déminage et de lutte anti-EEI.
En 2022, la mission rapporte de multiples incidents – mortels ou non – toutes les semaines. On peut donc parler d’une fréquence élevée. Pour donner une échelle de grandeur, de juillet 2021 à juin 2022 (soit une année de mandat de la mission onusienne), la Minusma a répertorié 213 attaques à l’EEI, contre 149 pour la période précédente (juillet 2020 à juin 2021).
6. De quels moyens disposent les pays du Sahel et les forces étrangères pour faire face à cette menace grandissante ?
Les capacités des pays du Sahel pour détecter et désactiver en masse les EEI restent limitées au regard des besoins croissants de la région. Le partage de compétences sera un enjeu crucial afin de faciliter le rattrapage nécessaire à cet égard.
Face à des incidents qui se multiplient, la Minusma a mis en place une série d’actions afin de minimiser les risques et de limiter le nombre de victimes. Elle s’est notamment dotée d’équipes spécialisées dans la détection d’engins explosifs improvisés. On citera notamment les contingents cambodgiens déployés actuellement au sein de la mission et qui sont des spécialistes de renommée internationale en la matière.
L’introduction d’équipes spécialisées en déminage et en détection d’engins explosifs improvisés a permis d’améliorer la détection et la neutralisation de ce type d’engin. En 2014, à l’orée de l’émergence de l’utilisation des EEI, la mission ne détectait en moyenne que 11 % d’engins avant leur explosion. Ce chiffre est monté à 50 % en 2020, alors même que les attaques de ce type étaient beaucoup plus fréquentes.
Pour autant, ce travail de fourmi, très fastidieux et difficile, complique la tâche de la mission au quotidien, en particulier ses patrouilles, dont la fréquence régulière aide à prévenir les attaques contre les civils.