Le président d’Africa Global Logistics (AGL), anciennement Bolloré Transport & Logistics (BTL), revient sur les évolutions de ces derniers mois au sein de l’entreprise, notamment dans les secteurs portuaire et maritime dans une interview accordée à Jeune Afrique.
Entré dans le groupe Bolloré en 1993, Philippe Labonne était aux premières loges lors des négociations portant sur le rachat, en décembre 2022, de Bolloré Transport & Logistics (BTL) par la compagnie maritime Mediterranean Shipping Company (MSC) pour un montant de 5,7 milliards d’euros.
À 57 ans, l’ancien directeur général adjoint de BTL fait partie des 23 000 salariés que l’armateur italo-suisse a conservés. Il tient toujours le gouvernail d’une entreprise rebaptisée Africa Global Logistics (AGL) à la n de mars 2023.
Pour la première fois, Philippe Labonne décrit les conséquences de cette opération pour l’entreprise et, plus encore, pour la desserte maritime et logistique de l’Afrique, dont AGL, au sein de MSC, est l’un des principaux acteurs.
Il y a quelques mois encore, vous étiez à la tête de Bolloré Transport & Logistics (BTL), appelé à disparaître à la suite de son rachat par MSC pour la partie africaine et par CMA CGM pour l’ensemble des autres actifs. Que vous inspire ce changement aussi rapide que soudain ?
Il correspond à l’évolution globale du secteur. Nous sommes à une période charnière pour le commerce international. Après la pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine, les grands acteurs économiques mondiaux anticipent désormais les crises et redirigent leurs flux vers le Moyen-Orient, le sud-est asiatique et l’Afrique. Le continent va donc bénéficier d’une relocalisation d’investissements qui étaient destinés précédemment à la Chine, au moment où le développement des nouvelles technologies l’aidera à devenir un acteur crédible pour la production de biens.
Autre événement dont il faut absolument tenir compte : la transition énergétique. Là encore, le continent dispose d’atouts qui pourraient lui permettre de faire un leap-frog, en passant directement à une production d’énergie propre à des coûts très compétitifs. Tout cela oblige aujourd’hui à repenser les chaînes logistiques à l’échelle de la planète.
Pensez-vous être davantage en mesure, aujourd’hui, de répondre à cette évolution du continent ?
Le fait d’appartenir à un groupe qui exerce dans ses domaines spécifiques d’activité (transport maritime et logistique) au développement desquels il consacre ses ressources, est plus porteur, pour nous, que de faire partie d’un conglomérat multisectoriel comme c’était le cas précédemment.
Quelles sont les ambitions d’AGL en Afrique ?
Comme Diego Aponte [le président de MSC] l’a armé, nous nous inscrivons dans la continuité de ce qu’a fait le groupe Bolloré, en étant un acteur de la croissance durable de l’Afrique. Notre priorité est de développer notre portefeuille de concessions portuaires tout en garantissant la productivité de nos installations sur le continent.
AGL se veut un levier au service des économies africaines, dans le cadre des transitions globales où le continent est engagé, qu’il s’agisse de la croissance démographique, de l’amélioration du niveau de vie, de la transition énergétique, du développement du commerce intra-africaine ou de l’industrialisation. Nous comptons, pour cela, poursuivre nos investissements dans tous les segments de la chaîne multimodale, dont le rail, pour lequel MSC a développé un savoir-faire reconnu avec sa filiale Medway.
Avez-vous été surpris que le groupe Bolloré abandonne le secteur du transport et de la logistique, qui a pourtant été son fleuron pendant des décennies ?
Personne ne s’attendait à ce qu’il parte en six mois. Vincent Bolloré a su faire preuve d’une grande agilité. C’est un génie dans son style, avec sa propre stratégie, que rares sont ceux à pouvoir prédire. Sa décision peut s’expliquer par le fait que son groupe n’était pas uniquement présent dans la filière transport, où les enjeux ont considérablement changé de taille ces dernières années. Il était donc peut-être plus raisonnable, en effet, de passer la main à un acteur qui ache plus d’envie et de capacités d’investir dans le secteur.
Cela signifie-t-il que seuls des acteurs spécialisés peuvent se faire une place ?
Dans tous les métiers et dans toutes les filières, nous assistons à l’émergence de géants de taille mondiale, ainsi qu’à la massification des volumes et des échanges. Il devient donc de plus en plus difficile pour un outsider de se démarquer.
Confirmez-vous qu’AGL reste le correspondant de BTL en Afrique ?
Nous allons continuer à travailler ensemble, tout en nous ouvrant aux autres réseaux qui cherchent à développer leurs activités en Afrique pour le compte de leurs clients. Nous restons multi-usagers, capables de charger les marchandises sur les navires de plusieurs compagnies et de travailler avec différents partenaires logistiques, dans l’objectif de fournir le meilleur service possible à nos clients
L’opération de rachat par MSC a été validée en moins d’un an. Il semble que ce qui a pris le plus de temps et s’est révélé le plus difficile a été de rassurer les autorités des pays concernés…
Nous avons en effet dû leur expliquer le projet, ce qui est normal puisque nous sommes acteur d’un partenariat public-privé. Les autorités confient à un opérateur privé une partie du patrimoine national ; elles s’attendent donc, en cas de changement, à ce que le nouvel actionnaire vienne se présenter, expliquer son projet et confirmer que les engagements pris seront respectés. C’est ce qui a été fait auprès de autorités publiques africaines, de nos clients et de notre personnel.
Comment ce changement a-t-il été perçu dans les capitales africaines ?
Tout le monde a bien compris que MSC était le mieux placé pour reprendre les actifs d’AGL. Le réseau est aujourd’hui entre les mains d’un armateur qui a clairement choisi de se concentrer sur son secteur d’activité au sens large et de s’engager en faveur du développement de l’Afrique.
MSC attend de nous que les infrastructures portuaires deviennent encore plus performantes, qu’elles soient gérées avec la plus grande efficacité et ce, pour l’ensemble de nos clients, c’est-à-dire pour les compagnies maritimes.
Notre priorité est d’améliorer la productivité de nos terminaux. Pour cela, nous allons suivre une stratégie d’anticipation de nos investissements de manière à garantir la fluidité de nos opérations, d’où nos projets d’extension à Pointe-Noire, à Conakry…Nous cherchons toujours être en avance d’une étape, ce qui bénéficiera à l’ensemble des acteurs de la filière.
Grâce à cette acquisition AGL retrouve-t-il des capacités d’investissements plus importantes ?
Elles sont en effet supérieures à ce qu’elles étaient. Nous ne sommes plus dans un groupe au sein duquel nous devions partager les ressources nancières avec d’autres secteurs d’activité. Nous sommes aujourd’hui au cœur du réacteur.
Qui, d’AGL ou de MSC, prend les décisions d’investir ou de désinvestir ?
Nous disposons d’une délégation d’autorité (DOA), et la stratégie arrêtée par le conseil d’administration est mise en œuvre par AGL. En fonction d’un certain seuil d’investissement et de désinvestissement, les dossiers sont présentés au conseil d’administration, qui les valide.
Depuis le rachat, tout le monde insiste sur la grande autonomie dont dispose AGL au sein de MSC. Est-ce effectivement le cas ?
Oui, nous bénéficions d’une large autonomie, dans un cadre de gouvernance bien déni. Le conseil de surveillance est composé de quatre personnes, Ela Aponte [l’épouse de Diego, le président de MSC], Nicolas Sartini, vice-président du développement chez MSC et moi-même, placé sous la présidence de Hugues Favard, directeur des investissements de MSC. Il se réunit régulièrement pour valider les budgets. C’est un fonctionnement classique, mais avec une grande liberté d’exécution, où on cherche toujours à créer de la valeur pour le groupe MSC.
Développez-vous les synergies avec Terminal Investment Limited (TIL), la filiale portuaire de MSC ?
TIL est beaucoup plus grand que nous. Nous sommes un acteur régional, ils sont de taille mondiale. Bien entendu, nous avons ouvert les discussions pour comparer nos pratiques et faire en sorte de nous inspirer mutuellement. Mais nous ne sommes pas la filiale africaine de TIL Notre actionnariat est différent.
Qui, au sein du groupe MSC, va gérer le terminal de Douala, perdu par BTL au profit de TIL ?
Il faut poser la question aux autorités camerounaises. Nous sommes prêts à discuter avec elles du cadre à mettre en place pour que MSC participe au mieux au développement du port et du pays.
Comment le différend qui a opposé pendant cinq ans BTL à la direction portuaire de Lomé a-t-il été résolu ?
Les autorités togolaises ont souhaité profiter de la transaction avec MSC pour tourner la page et ouvrir une nouvelle ère dans notre partenariat. Il n’y a plus aujourd’hui de litige, toutes les plaintes ont été retirées. Et AGL s’est engagé à faire d’importants investissements pour hâter le développement du port.
L’État togolais en a profité pour augmenter sa participation au capital de votre terminal. Quelques semaines plus tard, le Sénégal faisait de même sur les installations portuaires gérées par DP World, à Dakar. Assiste-t-on à un rééquilibrage entre partenaires privés et public ?
Il existe plusieurs schémas de mise en concession, et ce sont les États qui décident de la manière dont ils veulent gérer leur patrimoine. Les contrats de concession sont aujourd’hui très protecteurs des intérêts des États puisque ces derniers restent propriétaires des actifs.
Il faut différencier l’État autorité de régulation, qui fixe les règles, de l’État actionnaire, qui doit être traité à égalité avec les autres. S’il est tout à fait compréhensible que les pouvoirs publics souhaitent être associés à l’exploitation d’un terminal, ils doivent le faire dans des conditions équivalentes aux autres actionnaires, en assumant leur part d’investissements. Certains pays sont intéressés, d’autres préfèrent allouer leurs ressources à d’autres domaines. Il n’existe pas qu’un seul chemin vertueux en la matière.
Pensez-vous que ce soit une bonne chose pour le secteur de voir les armateurs « débarquer » sur les terminaux ?
Oui, car ce sont des acteurs qui apportent des flux de marchandises dans les ports. Quand un opérateur développe une plateforme portuaire et compte un armateur parmi ses actionnaires, il bénéficie donc de ces flux. Les armateurs sont nos clients en même temps que nos fournisseurs, pour la partie portuaire mais aussi pour la partie logistique, où leur soutien permet d’apporter davantage de solutions et de capacités. Mieux vaut voir arriver sur les quais des compagnies maritimes, qui connaissent très bien leur secteur et ont une approche industrielle fondée sur la performance, que de purs nanciers, intéressés par des intérêts à plus court terme.
Vincent Bolloré est aussi un nancier…
Non, c’est un industriel qui a une vision patrimoniale de son groupe mais qui connaît très bien les métiers. S’il n’avait été qu’un nancier, il n’aurait certainement pas investi dans le domaine portuaire africain il y a vingt ans.
Les craintes portant sur le traitement équitable entre les compagnies maritimes sur les terminaux sont-elles fondées ?
Nous avons déjà eu, par le passé, un actionnaire qui était aussi armateur. Nous travaillons aujourd’hui sur certains terminaux avec des partenaires qui sont également armateurs, et nous avons toujours fait preuve de neutralité. Nos structures ont besoin de tous les flux des différentes compagnies maritimes pour se développer.
Il faut également compter avec les engagements pris en matière d’égalité de traitement et que nous devons respecter dans le cadre de notre contrat de délégation. Enfin, les armateurs sont très vigilants quant à la manière dont ils sont traités face à la concurrence. Notre intérêt est de voir les ports se développer. MSC cherche, certes, à augmenter ses activités mais en contribuant à la prospérité de l’Afrique, de manière à pouvoir en bénéficier en toute légitimité.
Où comptez-vous investir, sur le continent ?
Il existe près de 240 projets de zones logistiques industrielles en Afrique. Nous sommes prêts à investir dans un certain nombre d’entre elles, soit en tant que promoteur soit en tant que simple opérateur logisticien. Les arbitrages se feront en fonction de l’environnement de chaque dossier.
Il reste également quelques projets portuaires importants, que nous suivons de près. Pour nous, l’essentiel est de participer à la consolidation et à l’amélioration de l’écosystème portuaire et logistique du continent en développant des plateformes dans les ports ou autour des ports, en améliorant la connectivité entre les plateformes portuaires et logistiques, les villes et les hinterlands.
Le vrai dé auquel nous sommes confrontés est d’accompagner le développement industriel et agricole du continent an que celui-ci puisse réaliser pleinement son potentiel. Nous souhaitons mettre en place une logistique intégrée, en stockant au plus près des zones de production plutôt que dans les ports, pour pouvoir charger les marchandises le plus tôt possible dans les conteneurs. Notre logique, à long terme, est d’accompagner la transformation du continent en gardant un œil sur tous les secteurs d’activité qui contribuent à l’amélioration du niveau de vie des Africains.
Vous vous inscrivez donc dans la logique continentale de la Zlecaf ?
Nous voulons contribuer à sa concrétisation, mais c’est aux États de la mettre en œuvre. Pour qu’un tel projet puisse se matérialiser, beaucoup d’efforts politiques restent à faire.
Cela vous pousse-t-il à regarder davantage vers l’est et le sud du continent, où AGL est moins présent qu’en Afrique de l’ouest et en Afrique centrale ?
Nous avons toujours tourné nos regards vers ces régions. En matière de logistique, nous sommes présents en Éthiopie, en Tanzanie et au Kenya. Nous sommes leader au Mozambique, et avons été les premiers à servir le Soudan du Sud. Nous sommes très intéressés par le domaine portuaire de ces régions, mais encore faut-il que les terminaux soient mis en concession. Au Kenya ou en Afrique du Sud, les infrastructures sont encore à 100% publiques. Nous avions répondu à l’appel d’offres de Mombasa, mais il a été suspendu.
Quels sont les dossiers portuaires les plus importants à venir ?
Mombasa, justement, mais aussi Dar-es-Salaam et, surtout, les grands projets de privatisation en Afrique du Sud. Dans le rattrapage qui reste à faire le long de la côte orientale, le secteur privé peut jouer un rôle majeur. Il reste également d’importants investissements à réaliser sur la façade Atlantique. Le Nigeria est sous-équipé ; la Côte d’Ivoire, avec son taux de croissance, aura de plus en plus besoin de San Pedro…
Quel bilan tirez-vous de ces premiers mois à la tête d’AGL ?
L’arrimage s’est passé de la manière la plus efficace possible de sorte que l’ensemble des équipes AGL se sentent pleinement intégrées à la grande famille MSC. Nous appartenons à un acteur puissant du secteur, qui mène une politique très axée sur les métiers et qui a une stratégie industrielle orientée vers l’Afrique. Nous sortons d’une phase de consolidation pour entrer dans une nouvelle ère de redéploiement stratégique, où l’accent est mis sur la partie logistique et sur la connectivité des ports.
Le plus important, pour nous, est de nous installer dans les grands corridors qui vont traverser l’Afrique. Nous suivons également avec beaucoup d’attention certains dossiers portuaires hors d’Afrique, en Haïti par exemple. Nous regardons également de très près le marché indonésien, à partir du Timor Oriental, où nous sommes présents depuis 2011 et qui offre des perspectives très intéressantes.
Ressentez-vous déjà cet ADN, si souvent mis en avant par le groupe MSC ?
Cette compagnie a clairement un ADN d’armateur, avec une vraie passion pour le transport maritime. Gianluigi Aponte a été un très grand capitaine d’industrie, qui a mis moins de cinquante ans pour créer le leader mondial du secteur, et ce, uniquement par croissance organique. La force de la famille Aponte est d’être à la fois humble et ambitieuse. Ces valeurs, qui sont également celles de MSC, sont une source d’inspiration pour les équipes d’AGL