Avec un douzième roman qui vient de paraître, le romancier franco-congolais se hisse au niveau des Kourouma, des Sony Labou Tansi et autres grands conteurs du continent africain. Au menu de ce nouvel opus : dictatures, apories de l’Histoire et une Maman Pauline intrépide.
Le nouveau roman d’Alain Mabanckou Les cigognes sont immortelles est un récit initiatique dans lequel la petite histoire se mêle à la grande mettant en scène un émouvant récit d’apprentissage de la vie dans le Congo postcolonial. L’histoire s’étend sur trois jours fatidiques de juin 1977 qui ont suivi la disparition dans des conditions tragiques du chef de l’Etat congolais le capitaine Marien Ngouabi et la prise de pouvoir à Brazzaville par un comité militaire dirigé par un certain colonel… Denis Sassou Nguesso.
Abattu à bout portant
Le petit peuple vit ces événements avec incompréhension et désarroi, s’interrogeant sur les lendemains forcément sombres que ces violences préparent. C’est le cas de Maman Pauline et Papa Roger et aussi de Michel, leur fils adolescent d’une dizaine d’années, qui est le narrateur de ce récit.
Michel est aussi le personnage principal des Cigognes sont immortelles. L’adolescent partage sa vie entre l’école et sa maison à Pointe Noire, dans le quartier Voungou. Il évolue au sein d’une famille aimante et soudée, qui n’a certes pas beaucoup de moyens, mais entoure son fils de sa chaleur et sa sollicitude pour le protéger des violences qui s’exercent à l’extérieur du cercle familial. Mais avec l’annonce de l’assassinat du président, la vie s’accélère faisant remonter à la surface les tensions intercommunautaires entre le Nord et le Sud.
La tragédie frappe les protagonistes de plein fouet avec l’oncle maternel de Miche, le capitaine Luc Kimbouala-Nkaya, abattu à bout portant par les rebelles nordistes parce qu’il était proche de l’ancien pouvoir issu du Sud. Michel et les siens vivent désormais dans la crainte d’être eux aussi un jour arrêtés par la police. Mais c’est lorsque Maman Pauline décide de porter ostensiblement le deuil de son frère, défiant ses voisins partisans des putschistes et responsables à ses yeux de l’assassinat de son frère, que l’enfer se déchaîne dans la tête du jeune Michel, confronté au plus grand dilemme de sa vie… Ainsi se terminent l’enfance et sa candeur.
Faussement naïf
Raconté à travers le regard faussement naïf du héros, Les Cigognes sont immortelles est sans doute l’un des romans les plus aboutis d’Alain Mabanckou. Une narration subtile, toute en suggestions et métaphores, caractérisée par une remarquable économie de moyens. En atteste l’équilibre réussi entre l’autobiographique et le romanesque, la petite et la grande histoire, la critique sociale et l’humour aussi âpre que cathartique devenu la marque de fabrique de l’auteur de African psycho (Le Serpent à Plumes, 2002). Il y a dans ce livre du Candideet du Pauvre Christ de Bomba du romancier camerounais Mongo Beti. Ce dernier ouvrage qui raconte, on s’en souvient, les heurs et malheurs de l’Eglise en Afrique à travers le point de vue innoncent d’un boy-enfant de choeur, a sans doute été l’un des modèles des Cigognes sont immortelles pour l’effet esthétique du décalage entre le regard tranquille du narrateur et la réalité historique scandaleuse du coup d’Etat contre le président Marien Ngouabi, qui structure le récit.
Ce décalage est porté dans le roman de Mabanckou par le petit Michel qui est à la fois le double de l’auteur et un procédé rhétorique efficace, servant à dire la gravité d’une situation donnée sans en avoir l’air. A travers ce personnage d’adolescent un peu rêveur, récurrent dans l’œuvre d’Alain Mabanckou, le romancier rend hommage à sa propre enfance, se remémorant les lumières et les ombres de son passé ponténégrain, ce qu’il avait déjà fait, plus directement, dans son beau livre Lumières de Pointe Noire (Seuil, 2013), à mi-chemin entre le journal intime et du reportage.
Indépendance cha-cha
Mais, le regard de Michel sur les événements, c’est aussi une grille de lecture, une formidable machine pour décrypter les forces sombres à l’œuvre dans le Congo postcolonial où l’indépendance n’est qu’un masque. Tout comme les camions militaires qui foncent dans les rues de Pointe Noire au lendemain de l’assassinat de Marien Ngouabi ne sont pas là pour protéger la population. Ils sont au contraire symptomatiques des violences nouvelles prêtes à s’abattre sur les habitants. Dans les dernières pages du roman où l’on voit l’adolescent courir comme un forcené à travers la ville pour sauver sa mère désormais dans les mains de la police militaire, il devient d’une certaine façon la métaphore même de l’homme africain rattrapé par un passé d’esclavage et de colonisation, que l’on croyait révolu.
« Mon dos toujours bien rond, je serre les dents, j’accélère, s’écrie Michel, tout essoufflé, courant comme un dératé à travers sa ville qu’il ne reconnaît plus. Cette avenue est plus tranquille que l’avenue Paillet, avec des banques et des restaurants très chers qui ne sont fréquentés que par des Blancs et les capitalistes noirs. Ce n’est pas parce que c’est calme ici qu’il faut que je ralentisse ma course. Non, non et non ! » Et si l’indépendance célébrée le 15 août 1960, sur la musique chaloupée du cha-cha-cha n’était qu’un leurre ?
« revenir à l’essentiel »
Alain Mabanckou est aujourd’hui un des grands noms de la littérature africiane. Il est venu tardivement à la littérature. Il fut juriste dans une autre vie, tout en écrivant la nuit, a-t-il raconté. S’il a reçu, il y a vingt ans, le « Grand Prix de l’Afrique noire » pour son premier roman Bleu, Blanc, Rouge (Présence Africaine, 1998), c’est avec son cinquième roman Verre cassé (Seuil, 2005) qu’il s’est imposé comme le chef de file incontestable de la nouvelle génération de romanciers africains, héritiers des Mongo Beti, des Cheikh Amadou Kane, des Amadou Kourouma. Les Cigognes sont immortelles est son douzième roman. Ce roman est peut-être un nouveau tournant dans la carrière littéraire de l’auteur qui a déclaré en présentant son opus qu’ « à travers ‘Les Cigognes sont immortelles’, je reviens à ce qui est essentiel à moi. Je ressens de plus en plus le besoin de dire ce qu’est mon continent et de montrer pourquoi le continent est aujourd’hui à la dérive ».
La grande force de ce livre est d’avoir su raconter la dérive, non pas à travers des grands discours, mais par le vécu réel des gens. Cette dérive est portée par des personnages incarnés et lumineux comme Maman Pauline. Nouvelle Mère courage, celle-ci est aussi fille et petite-fille des personnages de femmes inoubliables de la littérature africaine moderne: la Grande Royale (Cheikh Hamidou Kane), Perpétue (Mongo Béti), Salimata (Ahmadou Kourouma), des Chaïdana (Sony Labou Tansi), des Aissatou et des Ramatoulaye (héroïnes de Maraiama Bâ)… Livre refermé, elle continue de vous hanter, inoubliable Maman Pauline !
Les Cigognes sont immortelles, par Alain Mabanckou. Editions du Seuil, 296 pages, 19,50 euros.