« La sorcellerie est aussi une source de poésie, de mysticisme et d’identité », s’enthousiasme Corto Vaclav. Le jeune cinéaste français montre dans « Ordalies, le tribunal de l’invisible » une justice basée sur des pratiques très mystiques qui se retrouve au cœur d’un système de réconciliation aussi surréaliste qu’efficace. Une pépite cinématographique présentée au Festival international du documentaire (Fipadoc), à Biarritz.
On peut être subjugué ou terrifié par votre documentaire, en tout cas, les scènes sont tellement extraordinaires qu’on ne comprend pas grand-chose avec la tête. Vous et votre coréalisateur Hadrien La Vapeur, vous explorez depuis des années les univers de l’invisible et de la sorcellerie au Congo. Après Kongo, où vous avez suivi un guérisseur, vous nous plongez dans les Ordalies, le tribunal de l’invisible. Quel regard posez-vous dans votre nouveau film sur le Congo-Brazzaville ?
Dans ce film, on a eu la possibilité d’être dans un tribunal qui gère des affaires de sorcellerie. C’était l’endroit idéal pour faire une photographie de la société, dont ses croyances qui s’inscrivent dans la société moderne, dans le monde d’aujourd’hui. C’était le moyen d’attaquer un problème assez complexe : la sorcellerie, la magie, qui sont omniprésentes au Congo. Nous montrons cette omniprésence. Nous n’avons pas voulu rester attachés à une version sombre de la sorcellerie, parce que c’est pour nous aussi une source de poésie, de mysticisme et d’identité. Et on a eu la chance d’avoir des histoires difficiles, mais aussi des histoires beaucoup plus lumineuses, par exemple liées aux « sirènes ». Nous voulions montrer que la spiritualité aujourd’hui, dans le monde contemporain, peut être une source de créativité.
Qu’est-ce que c’est un tribunal de l’invisible et une juridiction coutumière dans ce quartier populaire de Makélékélé à Brazzaville ?
Une juridiction coutumière, c’est une juridiction qui est en complément des tribunaux d’instance. Il faut savoir, au Congo, tout est calé sur le code légal français et la Constitution de la Ve République. Mais cela crée un conflit avec les règles traditionnelles, si ce n’est que sur l’héritage. La tradition au Congo est matrilinéaire et la loi congolaise moderne est patrilinéaire. Donc, cela crée énormément de conflits. Et les juridictions traditionnelles sont là pour rendre la justice au regard de la tradition, lorsque les gens savent que la justice des « Blancs » – comme ils l’appellent – ne leur rendra pas justice.
Quels conflits sont jugés devant ce tribunal de l’invisible ?
Il y a beaucoup d’affaires d’accusation de meurtres. Par exemple, quand il y a des successions de décès dans une famille, on va se demander qui est à l’origine de tous ces malheurs. Les gens dans une famille vont s’entre-accuser. La fonction du tribunal va être de démasquer le sorcier, mais, au fond, de réconcilier les familles. C’est le plus dur, de réparer les tissus déchirés par les accusations de sorcellerie. Une autre affaire montrée dans notre film est une sorte de détresse amoureuse d’un homme qui était marié avec un esprit, un esprit d’une sirène. Un jour il s’est fait voler, kidnapper, sa femme-sirène. Donc, il vient porter plainte au tribunal, pour qu’on puisse la lui rendre. Il y a tout ce large panel d’affaires.
Que se passe-t-il quand quelqu’un refuse de se soumettre au tribunal et n’accepte pas le jugement ?
Les juges ont un seul outil légal réel, à part d’imposer des amendes. Ils ont le droit d’émettre un mandat d’amener auprès de la police. Si quelqu’un ne vient pas aux convocations ou si quelqu’un ne veut pas appliquer ce qui a été dans les réquisitions et les jugements, alors ils ont le droit d’envoyer la police. Et la police doit faire appliquer leur jugement. Ils ne peuvent pas emprisonner ou appliquer la peine de mort directement, etc.
Avec quel genre de juges avons-nous affaire dans votre film : des magistrats, des sorciers, des médecins ésotériques ?
Pour moi, ce sont des sages, des personnes qui maitrisent la tradition. Ils sont un peu comme le roi Salomon. Ils savent rendre des jugements dans des situations impossibles. Ils savent couper la poire en deux. Ils ont cette sensibilité humaine et cette sagesse de pouvoir trouver vraiment l’épine qui crée tous ces problèmes autour, et de résoudre et de réconcilier les familles. Ils sont tout à la fois : des médecins ésotériques, des sages, des juges, des avocats… Et ils sont vraiment en mission pour aider le peuple à trouver des solutions aux problèmes.
En revanche, les méthodes employées semblent également être très « sorcières ». En même temps, ils réussissent d’avoir des résultats étonnants, voire troublants : des ennemis jurés qui se réconcilient, se donnent la main, s’embrassent, trinquent ensemble. Avez-vous eu le sentiment que cette jurisprudence coutumière fonctionne ?
Je crois que cela marche vraiment. Leur mission est essentielle. Ils permettent aux gens de ne pas se rendre justice eux-mêmes. Pour beaucoup d’affaires de familles, d’affaires traditionnelles ou mystiques, à l’époque, on brûlait arbitrairement les sorciers ou celui qu’on accusait d’être sorcier. Maintenant, ce n’est plus possible, grâce à ce tribunal. Ce sont eux qui prennent en charge la « mise à mort » symbolique du sorcier, grâce à un instrument magique. Le rituel du « mortier » est l’épreuve finale, l’ordalie finale, qui permet de réintégrer le sorcier, puisqu’il ne peut plus nuire. En fait, ils neutralisent les sorciers au lieu de les tuer. Ce qui permet aux gens de continuer à vivre ensemble.
À la fin, les juges vont sacrifier devant vous un chèvre pour assurer la réussite de ce « film réalisé par les Blancs ». Qu’est-ce que cela change pour votre film et votre regard sur cette pratique ancestrale ?
Quand on arrive au Congo et qu’on veut travailler sur une dimension de l’invisible, c’est-à-dire mystique, etc., on demande l’autorisation aux hommes. Mais il faut surtout demander l’autorisation aux esprits à travers les hommes. Ce rituel qu’on voit à la fin du film, ce sacrifice d’un cabri, ce n’est pas nous qui l’avons demandé, ce sont les juges qui l’ont imposé pour qu’on se présente aux esprits des anciens juges. C’est-à-dire les ancêtres qui étaient les juges dans ce tribunal. Maintenant ils sont désincarnés, mais ils continuent à gouverner depuis l’autre monde, car au Congo, les morts ne sont pas morts. Pour cela, il faut toujours demander l’autorisation aux morts pour n’importe quel projet.
Au Congo-Brazzaville, les Congolais eux-mêmes ont-ils réalisé des films sur ces pratiques et leur juridiction coutumière ? Ou est-ce votre regard extérieur qui les met face à leurs pratiques ?
Les Congolais font assez peu de films sur la sorcellerie, parce que, pour eux, ce n’est pas quelque chose où on va par curiosité. Ils vont consulter un magicien quand ils ont vraiment un problème. Ils n’y vont pas comme ça pour lui poser des questions. C’est la raison pour laquelle il y a assez peu de films. Il y en a un film, qui a été fait il y a très longtemps sur le tribunal. En revanche, il suivait seulement une affaire qui n’était pas vraiment liée à l’invisible, le sujet n’a pas été abordé. Même du côté Kinshasa, dans le documentaire, il y a assez peu de films sur la magie et la spiritualité, parce que c’est quelque chose qui fait peur, même aux Congolais. Nous aussi, cela nous fait peur, mais comme nous sommes un peu plus un pas de côté, nous sommes moins impliqués dans ces angoisses d’être attaqué nous-mêmes.